Venise, capitale libertine ARTICLE

Catégories : Libertins
il y a 3 ans
"Venise ! Est-il une ville qui ait été plus admirée, plus célébrée, plus chantée par les poètes, plus désirée par les amoureux, plus visitée et plus illustre ?" écrivait Maupassant.

La cité des voyages de noces est aujourd'hui nimbée de la légende romantique qu'a léguée le XIXe siècle. Mais il fut un temps où elle était la ville du libertinage le plus effréné, une Byzance de l'amour vénal, une cité lacustre où l'élégance gaillarde faisait la loi.

Une mode extravagante juchait les femmes sur les zoccoli, ces sabots dont certains disaient qu'ils protégeaient les pieds des trous humides, mais dont d'autres prétendaient qu'ils entravaient la marche des femmes tentées par les aventures. Une autre mode découvrait les seins féminins, dont les pointes étaient ravivées de rouge. Des prostituées ? Onze mille, selon un prédicateur du milieu du XVIe siècle, conséquence des allées et venues d'innombrables étrangers - pour la seule fête de l'Ascension, il en arrivait cent mille.

Mais la figure de la courtisane vénitienne peut évoquer une singulière émancipation de la femme. Si la courtisane fait commerce de son corps, elle ne le donne qu'à ceux qui lui plaisent. Les étreintes sont mercenaires mais libres. L'historien Alvise Zorzi note : "Les rapports ne se limitent pas, comme dans le cas d'une prostituée ordinaire, à un contact rapide : ils réclament une véritable cour et s'accompagnent des manifestations les plus raffinées de la vie élégante et souvent culturelle." (Histoire de Venise, Perrin/Tempus).

La courtisane est belle, soignée, fréquente les bains de vapeur, se blondit les cheveux, vit dans un luxe raffiné au milieu de tapis, de damas, de tableaux de maître, tandis que ses amants la couvrent de bijoux, de vers, de madrigaux, de sérénades. Elle compose, joue du luth, tient cénacle, est honorée. Un guide de 1570 s'intitule "Catalogue de toutes les principales et plus honorées courtisanes de Venise". On y apprend qu'elles sont deux cent quinze, qu'il faut leur verser des sommes qui vont d'un demi-écu à trente écus et que "celui qui veut avoir l'amitié de toutes doit débourser 1 200 écus d'or".

En 1574, le roi Henri III de France tombe sous le charme de Veronica Franco, une courtisane qui fut la maîtresse du Tintoret, renommée pour sa culture et son art du bien-dire.

Les courtisanes furent longtemps obligées d'habiter un quartier proche du Rialto appelé le Castelletto. Outre ce site, les prostituées habitaient près de San Cassiano, et plus précisément dans les maisons de la noble et antique famille Trapani. Le terme vecchia carampana, qui signifie vieille prostituée, vient de Ca'Rampani.

La zone des Carampane arrivait jusqu'au Ponte delle Tette ; les prostituées se penchaient par-dessus le pont, avec les seins découverts, afin d'attirer les clients. On a parlé d'une civilta puttanesca, d'une civilisation putassière, avec ses rites. Comme le disait le proverbe,"messetta, bassetta, donnetta" : une petite messe le matin, une petite partie de cartes l'après-midi, une petite femme le soir.

Échangisme

Les plus fortunés des Vénitiens disposaient de petites maisons galantes, les casini, qui comportaient plusieurs pièces richement meublées pour accueillir la compagnie. En 1765, Jérôme de Lalande note dans son Voyage en Italie : "Les casini sont de petits appartements autour de la place Saint-Marc, dans le dessus des cafés et dans les procuratie. Le maître du casino y va souper tous les soirs avec la dame qu'il sert ; il y reçoit les complaisants ou amis particuliers, et l'on y passe souvent une grande partie de la nuit. On y joue et l'on y rit beaucoup."

En 1720, un procès-verbal de fermeture d'un casino relève qu'"une vingtaine de patriciens se réunissaient avec leurs femmes et vingt autres personnes".

L'échangisme léger était de mode chez les nobles.

Cela s'alliait à la tradition des sigisbées. En ce temps-là, la mortalité féminine était importante au moment de l'accouchement. De ce fait, nombre de patriciens ou de riches négociants épousaient en deuxièmes ou troisièmes noces des femmes très jeunes dont on estimait normal qu'elles cherchent du plaisir ailleurs que dans les bras de leur vieil époux.

C'est ainsi que la pratique des sigisbées devint tolérée et même courante. L'amant était souvent logé dans une dépendance de l'appartement du couple légitime. Le mari, cocu conscient, pouvait s'assurer que sa femme n'avait qu'un seul amant, lequel la surveillait pour le compte de l'époux légitime.

La galanterie vénitienne n'est pas seulement vénale. Elle est aussi ecclésiastique. Un magistrat français, le président de Brosses, raconte l'émulation érotique, la furieuse brigue entre trois couvents de la ville à l'occasion de l'arrivée du nouveau nonce. Dans le même temps, les confidenti, agents secrets au service des inquisiteurs d'État, dénoncent en pure perte les mondanités et la galanterie dans les couvents, le port des masques dans les enceintes religieuses, les scandaleuses liaisons entre nonnes et ambassadeurs, ainsi que les étranges relations entre les demoiselles de la Pietà, un des établissements recueillant les orphelines et les bâtardes de la Sérénissime, ainsi que les pires prostituées de la ville.

Plus encore que les opéras ou les cafés, les parloirs des couvents deviennent l'un des principaux espaces de libertinage. En 1750, Francesco Guardi peint Le parloir du monastère de San Zaccaria, où l'on voit des nobles faire en toute liberté la cour aux bonnes soeurs. Le chevalier de Saint-Disdier note :

"Rien n'est plus fréquenté que les parloirs des religieuses, et les nobles qui y ont des habitudes y rendent de fréquentes visites.

Toute la vigilance des supérieures ne sert qu'à faire trouver à ces filles plus d'expédients pour voir leurs amants." Les nonnes portent une robe de camelot blanc assez courte pour qu'on voit la cheville, qui dessine bien la taille et se trouve garnie d'une bande noire faisant ressortir la blancheur de la gorge, généralement très découverte.

Casanova

Échange de partenaires, échange de rôles, tout fait spectacle dans cette ville-théâtre qui a les apanages d'un immense décor. Au XVIIIe siècle, l'acteur d'élection en est Casanova, né en 1725, tour à tour ecclésiastique, violoniste, financier, kabbaliste, espion, franc-maçon, mathématicien, chimiste, bibliothécaire. Enfermé dans la prison des Plombs, dont il s'évadera, il se laisse pousser un ongle, le taille, en fait une plume, qu'il trempe dans une mixture de mûres écrasées afin d'écrire un poème sur la beauté du ciel.

Entre dix aventures galantes, celle où il reçoit une lettre d'une religieuse qui l'a remarqué à l'église, lui faisant savoir qu'elle possède un casino à Murano où elle peut souper avec lui quand il le désire. Mais, quand le rendez-vous a lieu, elle le prévient que son amant assistera à tous leurs ébats, dissimulé dans un cabinet adjacent. L'amant n'est autre que le cardinal de Bernis, ambassadeur de France. Comme le disait Casanova, "rien ne pourra faire que je ne me sois pas amusé".

La légende sexuelle de Venise s'altère avec le XIXe siècle, lorsque le romantisme jette son dévolu sur les eaux chlorotiques des canaux endormis. La Sérénissime est tombée en 1797 sous les coups de boutoir d'un général français, Bonaparte, avant de passer sous le joug autrichien. Elle ne retrouvera sa liberté qu'en 1866. À Casanova succèdent Sand et Musset.

C'est, peu ou prou, la Venise d'Henri de Régnier et de Henry James, celle de La mort à Venise de Thomas Mann, et même celle de Proust ou de Hemingway. Entre le campiello San Vio et le pont de l'Académie, François Mitterrand a souvent résidé au palais Balbi Valier, dans un parfum d'adultère et de Charentes. Mais le tranchant du Venise libertin, on le trouve évoqué chez Paul Morand ou Philippe Sollers, qui se souviennent de la grande tradition galante de la Cité des doges et la remettent à l'honneur dans leurs livres. Derrière les petits amoureux en voyage rose, le haut souvenir des courtisanes aux seins écarlates.

Marc Lambron

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